Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai regardé la mer. Comme le font les gens de la Hague. Et je revois cette île noire qui allonge ses courbes douces sur l’horizon agité.
Depuis Auderville et son port de Goury, j’aime contempler le Raz Blanchard qui déchaîne ses déferlantes bleutées aux crêtes d’écume blanche. Et au-delà, c’est donc l’île d’Aurigny, que mon trisaïeul ralliait régulièrement depuis Port-Racine à bord du Saint-Pierre, son canot à voile, pour y vendre les produits de sa pêche et des pommes de terres. C’était au début du XXe siècle et cette île, pas tout-à-fait anglaise, ni tout-à-fait normande, s’exprimait encore dans un patois partagé avec ceux du Nord-Cotentin.
Depuis, Aurigny est vraiment devenue Alderney, comme l’appellent nos amis britanniques. La langue s’y est formatée par la télévision anglaise et l’arrivée de nouvelles populations britanniques après la Seconde Guerre Mondiale. L’occupation nazie, qui avait parsemé l’île de quelques blockhaus, avait aussi laissé un mystérieux terrain vague et désolé, seule trace d’un terrible camp de concentration où s’entassaient des prisonniers de guerre venus de l’Europe entière. Depuis quelques mois, Londres a officiellement lancé des fouilles sur ce site qui en révèlent la mortalité effroyable et la dimension du crime qui y fut perpétré.
Pour autant, Alderney, qui dépend du Bailliage de Guernesey (Bailiwick of Guernsey), est aujourd’hui une délicieuse terre britannique, champêtre, rustique, volontiers désuète, bordée de hautes falaises où les Fous de Bassan nous régalent de leurs aptitudes au vol et de leurs prodigieux plongeons.
Seule la compagnie aérienne des îles Anglo-Normandes, Aurigny Air Services, assure la survie de l’ancien nom français de l’île.
Poser un ULM sur le charmant aérodrome d’Alderney (EGJA) est un rêve que j’ai longtemps cru impossible à réaliser. Jusqu’au moment où je me suis penché plus sérieusement sur la question. Observé depuis Goury, le bras de mer large de 18 km est assez impressionnant. En même temps, il reste mesuré et permet de s’initier aux charmes du survol maritime. Car cette promenade aérienne présente de nombreux défis riches d’apprentissages en matière de circulation aérienne.
Rallier Aurigny, c’est franchir la frontière de l’Union Européenne. C’est découvrir les joies de la phraséologie radio en anglais. C’est apprendre à déposer un plan de vol, obligatoire pour trois raisons : la sécurité du survol maritime, la sortie de l’espace Schengen, et la circulation dans la CTR des îles Anglo-Normandes (Channel Islands CTR), un espace aérien français dont la régulation est déléguée à Jersey pendant la journée.
C’est aussi apprendre à se poser sur un aéroport contrôlé : à Aurigny, d’abord, mais aussi à Cherbourg-Manche (LFRC) car les opérations de douane obligatoires imposent de quitter le sol français depuis un terrain qui en est équipé.
Enfin, je n’insiste pas sur la fiabilité de l’appareil qu’impose le survol maritime (la panne moteur est interdite et le gilet de sauvetage, muni d’un dispositif lumineux, obligatoire pour chaque occupant), ni sur l’exigence de conditions météo favorables sur ce cap très souvent balayé par des vents violents et contourné par des courants marins redoutables.
Le rêve se réalise mi-juin 2022. La préparation du vol m’avait occupé pendant plusieurs semaines de mises à jour, d’enquêtes et de recherches. Une fois prêt, je repère une fenêtre météo sur zone pendant trois jours, le vent ne dépassant pas 5 km/h. Dès lors, je m’organise pour en profiter à bord de mon Clipper 582 équipé d’une Ixcess 13.
De Flavacourt (LF6026) à Cherbourg, je prévois une escale à Caen-Carpiquet (LFRK) afin de m’entraîner à poser sur un « vrai » aéroport. Les contrôleurs m’imposent un circuit dans la CTR m’amenant en finale 13 herbe après un survol inhabituel au-dessus de la ville. 1h44 pour atteindre Caen, puis une autre 1h28 pour atterrir à Cherbourg en fin de matinée, en visant très studieusement le seuil de piste 28 pour pendre alors conscience qu’il me reste 2440 m de béton à remonter en roulant ! Là, je laisse mon pendulaire dans un hangar tandis que Pascal, mon intrépide ami de toujours, marin parapentiste à ses heures, me récupère en voiture et m’offre toute l’assistance nécessaire. Pour la traversée, il sera aussi mon passager.
Le lendemain, harnachés de nos gilets de sauvetage, nous décollons à 9h50 pour un vol de 50 minutes à destination d’Alderney. Comme prévu, les douaniers étant absents, la procédure administrative, dûment anticipée sur internet, ne donne lieu à aucun contrôle au départ. En nous autorisant à nous aligner, l’AFIS de Cherbourg nous indique qu’il active le plan de vol.
La particularité de la partie continentale de ce vol est de contourner deux zones interdites H24. La première, P81, surplombe la ville de Cherbourg et ses industries sensibles (notamment l’Arsenal où sont construits les sous-marins nucléaires français). La seconde, P7, protège l’usine ORANO de retraitement de déchets nucléaires, fleuron de l’industrie française. P7 coupe le Cap de la Hague de part en part obligeant l’aviateur à la contourner par la mer : soit par le sud, où ses limites longent le trait de côte (afin de rendre les falaises de Jobourg au Vol Libre), soit par le nord conduisant à traverser l’anse Saint-Martin. Le survol de la Hague est magnifique. Je vole à 3000 ft pour me ménager une hauteur de sécurité. Mon idée est de maintenir cette altitude pour traverser le bras de mer afin de me donner plus de chances d’atteindre l’une des berges en cas de panne moteur. Mais le contrôleur m’imposera 2000 ft maxi. Il n’y aura donc ni passe-droit, ni faux semblant : le succès de la traversée sera étroitement corrélé à la fiabilité du moteur.
En survolant la magnifique baie d’Ecalgrain, Je contacte la CTR :
– Jersey, Fox Victor Yankee, good morning !
– Good morning, F-VY.
– F-JWVY, a trike microlight, two persons on board, no transponder, from Cherbourg to Alderney, currently overhead Cap-de-la-Hague, 3000 ft, requesting a clearance to enter the Channel Islands CTR expected in five minutes.
Après quelques secondes (pour, probablement, vérifier le plan de vol) :
– F-VY, you’re cleared to enter…
Virage à gauche, cap sur Aurigny, cette fois nous y sommes ! Encore à la verticale du cap de la Hague, je constate que le phare de Goury, posé sur son rocher, résiste héroïquement au raz Blanchard. Mais le courant est tel qu’un sillage d’écume se forme à partir du rocher faisant de lui une sorte de hors-bord immobile.
J’avais rêvé de cette image où nous survolerions la mer en vue d’Aurigny. Je repense à ma discussion avec Pascal. Que faire en cas de panne moteur ? Il m’avait suggéré d’amerrir à proximité d’un bateau. C’est une bonne idée. Autant l’avoir en tête avant le départ. Cette conversation, reprise plus tard avec un pilote expérimenté, ajoutera le point suivant : dans ce cas, choisir un petit bateau, chalutier ou yacht ; car les paquebots, tankers, et autres cargos ne peuvent pas stopper en moins d’une heure…
La traversée dure une douzaine de minute. L’île s’élargit peu à peu.
Bientôt nous atteignons la verticale du phare d’Aurigny à l’extrémité orientale de l’île et Jersey me demande de contacter Guernesey. Je survole l’île vers l’ouest. Après s’être assuré que j’étais en vue de l’aérodrome, Guernesey m’invite à contacter la tour d’Alderney pour l’approche. Les choses auraient pu être plus compliquées à l’heure où se pose le Dornier d’Aurigny Air Service mais pour l’instant, le circuit est vide.
En vent arrière au-dessus des vagues, je peux admirer les vertigineuses falaises et le plateau sur lequel s’étend l’aérodrome. En base, je survole le rocher blanchi de fientes par les fous de Bassan. Quand je m’aligne en finale sur la 08, la contrôleuse me donne une avalanche d’indications, mais je suis trop concentré pour essayer de comprendre. Je crois qu’elle voulait que je contacte le sol une fois posé mais, comme je bafouille, elle continue elle-même à me guider, m’invitant à libérer la piste 08 pour rejoindre le « parking des avions légers » en herbe via la piste 03. Elle indique également qu’elle clôture mon plan de vol.
Nous nous garons à côté d’un élégant monomoteur certifié qu’un couple britannique non moins élégant vient de quitter après une probable traversée de la Manche comme si de rien n’était. Evidemment, avec nos anoraks de ski, notre machine tubes-toile hérissée de câbles et nos gilets de sauvetage, nous la jouons bien plus modeste. Mais quelle aventure ! Le sourire irrépressible en banane sur nos visages en témoigne !
Nous restons peu de temps à Aurigny que Pascal et moi connaissons bien. Après avoir payé notre taxe d’atterrissage et observé les manœuvres vrombissantes du Dornier, nous nous envolons pour un retour aussi excitant et sans problème. Cette fois, c’est le plateau granitique de la Hague qui s’avance doucement vers nous.
Une fois à terre, je contourne P7 par le nord et traverse de l’anse Saint-Martin, lieu mythique de nos étés voileux : un survol maritime de deux kilomètres et demi quand même ! Mais après ce que nous venons de vivre…
Vidéo Aurigny/Alderney en pratique