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Opération Blériot, de Persan à Headcorn

Un exploit modeste, mais un projet mythique” 25 – 26 mai 2024

Par l’un des rares jours ensoleillés de mai 2024, nous volons à 1500 ft en longeant la côte française vers l’ouest depuis Calais, en direction de Sangatte. Vient le moment où nous devons virer à droite. Petit vertige interrogatif style « j’y vais, j’y vais pas ? ». Légère sensation bizarre dans la poitrine, comme un battement du cœur qui aurait manqué son coup. En même temps, nous ne sommes pas venus là pour tergiverser ! Et, tandis que le compas virevolte, le vert profond de la Manche s’empare de notre horizon parsemé des sillages blanchâtres des ferrys presqu’immobiles que nous doublons, et des cargos dont nous croisons la route. Au loin, les falaises de Douvres sont bien visibles.

Le port de Calais

Le bref pincement de cœur est terminé. L’air est devenu si calme. Les turbulences ont cessé. La radio crachote mais tout ce petit monde est très occupé et ne répond même pas à nos appels. Nous sommes si peu de chose face à ce paysage immense. Pourtant, solitaires dans nos cockpits à ciel ouvert qui n’en sont même pas pour de vrai, la passion nous consume silencieusement.

Au loin les falaises de Douvres.

L’idée avait germé à l’aéroclub un matin d’hiver : traverser la Manche et se poser en Angleterre. L’exploit est modeste quand, de nos jours, d’authentiques héros traversent en ULM la Méditerranée pour rejoindre la Tunisie via la Corse et la Sardaigne, ou l’océan Arctique pour rejoindre le Wisconsin via l’Islande et le Groënland. Mais le projet reste mythique : nous emprunterons la route Sangatte-Douvres tout simplement, parce que c’est le plus court survol maritime que Blériot parcourut, pour la première fois en avion, le 25 juillet 1909 à bord du fameux monoplan Blériot XI mû par le moteur Anzani, tricylindre en étoile à soupapes automatiques, développant 25 CV.

A la verticale des eaux vertes, je pense aussi au Grand Cirque de Pierre Clostermann. Lu quand j’étais enfant et jamais oublié, le récit de ses exploits de pilote de chasse français engagé dans la R.A.F. pour la Bataille d’Angleterre se déroule à bord des fameux Spitfire. Je crois alors voir les célèbres chasseurs anglais engager en rugissant le dogfight contre les Messerschmitt 109 et les Focke-Wulf 190 devant les falaises blanches de Douvres.

A moins que ce ne soit un Lysander, cet avion de la nuit qui transporta Jean Moulin et tant d’autres résistants français, ainsi que des pilotes anglais tombés en territoire ennemi, entre les champs de la campagne française occupée redessinés en piste d’atterrissage par les phares des Tractions Citroën et Londres qui incarna si héroïquement une résistance sans compromis au nazisme.

 Vol tranquille et sans histoire, calme et voluptueux, avec un 912 qui ronronne placidement. Douvres arrive presque trop rapidement et l’air s’anime de nouveau. Le patchwork de la campagne anglaise rappelle furieusement le bocage normand. C’est le Kent, un jardin soigneusement ordonné aux verts éclatants. Nous contournons par le nord les villes couleur brique de Douvres et d’Ashford. Nous traversons l’autoroute A2 dont deux voies en direction de Douvres sont occupées par des poids-lourds arrêtés pare-chocs contre pare-chocs sur plusieurs kilomètres en attente de la douane ? Encore un bienfait du Brexit ? Déjà le champ d’aviation d’Headcorn et la ligne claire de sa piste en herbe se dessinent à l’horizon.

(Au loin, la piste en herbe de l’aerodrome de Lashenden / Headcorn)

Le parking avion est plein à craquer. Derrière la barrière, le public est venu nombreux en cet après-midi ensoleillé de samedi. Il n’est pas là pour nous applaudir, mais pour voir les avions ou accompagner les valeureux candidats au baptême de parachutisme. Comme dans les films, les promeneurs étalent leurs serviettes sur la pelouse pour le so British picnic à l’ombre de parasols aux motifs fleuris un peu kitsch façon Wedgwood.

J’aligne non sans majesté mon modeste pendulaire néanmoins scintillant fièrement de ses strobes multicolores à côté des avions de tourisme, n’étant impressionné ni par les hélicoptères dont les rotors tournent encore, ni par la turbine de l’énorme Cessna 208 Caravan des parachutistes qui vrombit derrière moi. Ni même par ces parachutistes qui, soudain, se mettent à pleuvoir du ciel comme la courte averse d’un mois de mai 2024 en région parisienne. Dans un fracas de tonnerre et de fumée s’ébroue l’énorme moteur en étoile d’un Boeing A-75L300 Stearman, biplan jaune rayé de rouge de la Wing Walk Company. Debout au milieu de son aile supérieure, un téméraire badaud prend place en s’attachant au support qui lui permettra de vivre l’excitante expérience d’un vol acrobatique dans cette position. Mais le bruit du moteur nous empêchera de profiter de ses hurlements.

La station-essence-avion est antédiluvienne. La pompe de UL91 est encore plus rustique mais elle me permet de faire le plein directement dans le réservoir comme un vrai avion. Il suffit d’écrire au crayon la quantité pompée (en litres : où sont les gallons ?) sur un cahier d’écolier posé sur la paillasse de la cabane en briques, puis de la déclarer, un peu plus tard, à Jeremy, Mister AirTrafficControl, qui rédigera la facture à la main.

Le soir, après des bières partagées au pub local et après le passage des montgolfières, puis des oies sauvages qui, les unes comme les autres, ignorent crânement l’interdiction de toute verticale terrain, un Pilatus PC12 bordeaux nous rejoint pour la nuit sur le parking avion. Mais son équipage s’engouffre dans une limousine rutilante, nous abandonnant à notre nuit de camping, humide mais sous le charme de nos ailes.

Nous commençons à comprendre pourquoi nous sommes venus ici. A Headcorn, l’enjeu n’est pas la peur du gendarme. Personne n’est convaincu que seule la sanction rend possible l’application de la règle. Qu’il s’agisse du fonctionnement de l’aéroport ou de la circulation aérienne, chaque pilote est appelé à exercer sa responsabilité propre pour assurer sa sécurité comme celle des autres. Ainsi encouragée, cultivée et transmise depuis toujours, l’auto-discipline est généralisée. Les embouteillages aux points d’attente ou sur les taxiways se règlent spontanément entre gentlemen, chacun mettant sa volonté la meilleure pour faire de son mieux.

Mr ATC ne contrôle pas, il informe (et réceptionne les taxes d’atterrissage). Avec humour et courtoisie, il assure que « dans ce pays, on ne clôture pas toujours les plans de vol », une affirmation qui ne cesse de me plonger dans un abîme de perplexité. Ici, l’ambiance est bon-enfant, l’Angleterre vieillotte et attachante, et le dépaysement garanti. La métropole londonienne aux gratte-ciels audacieux, bourdonnante de business, de tolérance et de créativité, paraît bien loin.

Crédit photographique C. Verrier, P. Sednaoui

Si vous souhaitez entrer dans les détails de la préparation d’un tel vol, vos pouvez télécharger le briefing en cliquant sur ce lien: https://lagazettedelulm.fr/wp-content/uploads/2024/06/note-preparation-Bleriot-Gazette.pdf